Résumé :
Au royaume de Gernia, la tradition veut que le premier fils d’une noble famille hérite des biens de son père, que le second fils devienne soldat et que le troisième se dédie à la prêtrise, tandis que les filles sont éduquées pour faire de parfaites épouses. Suite à une défaite désastreuse contre un pays voisin, Gernia se retrouve privée de son accès à la mer, et coupée de tout commerce à l’ouest. Le roi Troven lance alors une campagne pour conquérir l’est, peuplé de clans nomades et ouvrir un nouvel accès à l’océan. Ce faisant, il anoblit bon nombre de ses officiers, au grand mécontentement des anciens nobles, qui voient d’un mauvais œil cette concurrence inattendue.
Nevare est le second fils d’un nouveau noble et promis à un avenir martial. Respectant les vœux de son père, il suit une éducation de soldat et se prépare à entrer à l’Académie militaire en ignorant qu’il y sera bientôt pris dans la terrible rivalité entre anciens et nouveaux nobles. Et pour ne rien améliorer, les troupes du roi se heurtent dans leur conquête à la magie d’un peuple mystérieux à la peau tachetée dont certains membres s’intéressent de très près à Nevare…
Et en voici trois extraits :
Je garde nettement le souvenir de la première fois où j’ai vu opérer la magie des Plaines.
J’avais huit ans et j’accompagnais mon père au poste avancé de Coude-Frannier avec le caporal Pars. Levés avant l’aube pour le long trajet, nous avions enfin aperçu le pavillon qui flottait au-dessus de l’enceinte, au bord de la rivière, alors que le soleil arrivait au midi. Jadis fort militaire implanté sur la frontière contestée entre les habitants des Plaines et le royaume de Gernie, Coude-Frannier se trouvait désormais très à l’intérieur du territoire gernien, mais il conservait des traces de sa superbe d’antan. Deux gros canons en gardaient les portes ; toutefois, les échoppes appuyées contre la palissade enduite de boue atténuaient leur aspect menaçant. La piste que nous suivions depuis Grandval rejoignait une route qui traversait des fondations en briques de boue séchées ; toits et murs disparus depuis longtemps, les vestiges d’habitations béaient au ciel comme les trous dans les gencives d’un crâne. Je les observai avec intérêt puis osai une question. « Qui vivait ici ?
- Des Nomades », répondit le caporal Pars d’un ton qui indiquait qu’il n’en dirait pas plus. Ce n’était pas un lève-tôt et je commençais à me demander s’il ne m’en voulait pas d’avoir dû quitter son lit aux aurores.
Je me tus quelque temps mais ma curiosité finit par l’emporter. « Pourquoi toutes les maisons sont-elles détruites ? Pourquoi les Nomades sont-ils partis ? D’ailleurs, je croyais qu’ils ne bâtissaient pas de villes ; en était-ce une ? »
* * * * *
Alors que le petit esquif parvenait à notre hauteur, un étrange frisson me parcourut, les poils se dressèrent sur ma nuque et mes bras se couvrirent de chair de poule. Le commandant ne mentait pas : l’homme, debout, était immobile, mais il tendait ses mains ouvertes vers sa voile comme pour y diriger un... un flux. Comme tous les soirs sur le fleuve, la brise soufflait doucement, mais le vent que le magicien des Plaines projetait avait plus de puissance que le faible courant d’air qui agitait à peine mes cheveux et, gonflant sa toile, poussait la barque à contre-courant à une allure régulière. Je n’avais jamais rien vu de pareil et, l’espace d’un instant, j’éprouvai une jalousie sans mélange. Le spectacle de cet homme seul dont la silhouette se découpait sur le soleil couchant dégageait une si grande impression de paix et de force à la fois que je le sentis imprégner toute mon âme. Sans effort apparent, en se servant uniquement de sa magie, du vent et du fleuve, il nous croisait gracieusement dans le crépuscule à bord de sa calebasse. J’avais la certitude que je n’oublierais jamais de ma vie ce tableau. A son passage, un des Nomades affectés aux gaffes lui adressa un salut de la main, et le sorcier du vent le lui rendit d’un hochement de tête.
Soudain une détonation retentit derrière moi. Une grêle de grenaille de fer frappa la voile de l’homme et la réduisit en lambeaux. Les oreilles tintantes, je vis l’embarcation chavirer et son occupant tomber à l’eau ; un instant plus tard, un nuage de fumée qui sentait le soufre m’enveloppa, et je toussai, les yeux piquants. Malgré mon assourdissement, j’entendis vaguement les cris furieux du capitaine et des éclats de rire dans mon dos. Les deux jeunes nobles se tenaient sur le pont supérieur, bras dessus bras dessous, et s’esclaffaient de leur plaisanterie avec des rires d’ivrognes. Quand j’observai de nouveau le fleuve, je ne vis rien qu’une obscure étendue d’eau.
Je me tournai vers mon père, horrifié. « Ils l’ont assassiné ! »
* * * * *
Quand je sortis, un spectacle inconcevable s’offrit à moi. Un brouillard de fumée réduisait l’éclat du jour ; sur bâbord, toute vie avait disparu du bas d’une colline ; on avait coupé tous les arbres de taille exploitable, les souches ressortaient, claires et déchiquetées, sur la terre lacérée, tandis que les baliveaux et les buissons restants gisaient écrasés, enfoncés dans la boue par les géants abattus et traînés jusqu’au fleuve. De la fumée montait de tas de branches au cœur desquels le feu brillait d’un rouge terne. Le tableau qu’offrait le versant m’évoqua le cadavre d’un animal envahi d’asticots. Les hommes grouillaient partout ; certains tranchaient les branches des colosses déchus, des charretiers conduisaient les chevaux de trait attelés qui tiraient les troncs dénudés jusqu’à la berge ; leurs passages répétés avaient creusé dans le flanc du coteau une profonde ornière que les dernières pluies avaient transformée en ruisseau, et l’eau qui en coulait se mêlait à celle du fleuve où ses volutes marron évoquaient du sang en train de coaguler. Des grumes ébranchées semblables à des ossements rongés gisaient empilées au bord de l’eau ou nageaient sur les hauts-fonds ; des hommes couraient de-ci, de-là sur les troncs flottants, armés de barres à mine, de chaînes et de cordes, et les arrimaient entre eux comme des radeaux grossiers. C’était un carnage, la profanation du corps d’un dieu.
En haut de la colline, des équipes d’abattage dévoraient ce qui restait de forêt comme la gale se propage sur l’échine d’un chien. J’entendis, affaibli par la distance, le cri de triomphe des ouvriers quand un arbre immense tomba ; d’autres de ses semblables, plus petits, cédèrent sous son poids gigantesque et leurs racines s’arrachèrent de la chair de la montagne. La chute s’acheva ; les branches avaient à peine cessé de bouger que les hommes s’élancèrent, pullulants, sur leur victime et que leurs haches scintillantes se mirent à la frapper pour l’ébrancher.
Je me détournai, le cœur au bord des lèvres, transi de froid. Une effrayante prémonition me vint soudain : c’était ainsi que le monde finirait. Quelle que fût l’étendue de futaie que ces hommes dépèceraient, cela ne suffirait jamais à rassasier leur appétit ; ils parcourraient toute la face de la terre en ne laissant derrière eux que profanation et dévastation.
Voila tout ce que j'ai pour le moment